Note: Cette méta-ethnographie utilise mon propre parcours comme terrain d'observation pour analyser les systèmes d'apprentissage et de transmission des savoirs à travers plusieurs prismes disciplinaires. Certains personnages mentionnés sont fictifs pour des raisons légales.
L'apprentissage par l'environnement professionnel
La liberté du savoir, c'est important. Tout le monde doit y contribuer, y être invité librement. Mais arrêtons de jouer le jeu des citations pour se donner de la légitimité. Ma démarche est simple : je partage mes arguments avec cohérence, sans me limiter aux hiérarchisations du savoir ridicules comme l'écriture académique ou la notification "PhD".
Personnellement, une salle de classe ne m'a jamais inspiré à me dépasser. En revanche, obtenir des résultats concrets, me lever tôt et me coucher tard pour un travail qui me passionne ? Jamais été un problème.
J'ai pourtant joué le jeu académique : CESS, puis détour par l'enseignement supérieur. L'expérience a rapidement confirmé mes doutes : écouter pendant des heures un prof lire son cours en attendant qu'on complète des textes à trous sur ses slides. Non merci, j'ai besoin d'autonomie.
En réalité, j'ai arrêté l'école à 19 ans et je me suis retrouvé dans le gardiennage. Nordine qui m'écrase la main pour savoir si je vais l'aider quand il aura trop fait le caïd en fin de soirée. Mais c'était d'Amel dont il fallait se méfier, parce qu'elle tape tous les petits gars qui parlent comme elle, avant de lancer une lacrymo.
Malgré tout j'ai passé de bons moments. Je me suis rendu compte que beaucoup de personnes acceptent de souffler dans un talkie-walkie pour passer l'alcootest, et qu'il y avait d'autres secteurs que l'événementiel.
Comme le secteur industriel : suivre des procédures, développer mon travail en autonomie. Chances de promo plus faibles, comme la possibilité d'avoir un contrat longue durée.
Alors j'ai tenté d'autres boulots. J'ai rencontré Amaury, sous-responsable méprisant, 23 ans comme moi, prêt à vendre sa mère pour une promotion. Évidemment des muscles en béton depuis qu'il a poussé 20kg au développé couché. Je connaissais déjà les Patrick qui regardaient ce que tu faisais, sans jamais te dire comment tu aurais pu faire mieux.
J'en avais marre. Je courais derrière les propositions de contrats, j'avais envie de responsabilités et qu'on écoute mes suggestions. Alors j'ai repris des études, pendant 6 ans.
Mon détour par l'université et la restauration rapide
J'ai changé de boulot, travaillé comme livreur, vendu ma Golf pour un scooter. Je me suis inscrit à l'université : sociologie et anthropologie. Mais je ne voyais pas comment convertir ce que j'allais apprendre en besoin pour l'entreprise.
Alors j'ai changé d'orientation. J'ai gardé la dimension sociale mais pour faire évoluer les entreprises, en e-business. Certains cours étaient intéressants mais je me rendais compte que je n'avais plus la sensation d'avoir besoin d'un diplôme.
Peut-être aussi que Patricia qui vendait des imprimantes Xerox et qui nous parle de Paul son fils, fan de jeux vidéo, qui propose du marketing traditionnel dans un cours d'e-marketing... Ou Louise, prof de sciences éco qui donne les réponses de slides à trous pendant 3h consécutives... n'étaient pas vraiment en train de me proposer du contenu alléchant.
Le Covid est arrivé. J'avais évolué à tous les postes dans la restauration rapide, ce qui m'a permis de devenir responsable. Commencer de bas en haut, c'est la formule idéale pour progresser si on estime que la hiérarchie est indissociable de l'entreprise. Ça permet d'avoir de l'empathie et la compréhension des défis de chaque poste.
Mais tout a une fin, surtout quand on demande un équilibrage salarial. Et là subitement, Alzheimer s'est invité, suivi de Machiavel.
Je n'étais pas arrivé là où je voulais être au départ, mais je me suis écouté. Je voulais faire une formation "courte" dans le développement web. Mais toute franchise, c'était pas fou. Je me suis rendu compte que c'était "subside first", pas un propulseur clé en mains : il restait beaucoup de travail et les entreprises doivent continuer à former et dans le cas contraire il faut continuer seul.
La hiérarchie du savoir, c'est du bullshit
En règle générale, tout le monde n'aura pas les mêmes intérêts pour un débat : entre un clash d'influenceurs ou un débat philo, je ne me demande pas lequel fera le plus de vues. C'est simplement parce que l'un est plus léger que l'autre, le langage est commun et accessible.
C'est quelque chose que je n'apprécie pas : les entreprises qui en font des caisses pour un concept ultra simple, ou un acronyme. On en connaît tous au moins un.
Dans l'IT, il y a cette démocratisation du savoir : tout le monde peut apprendre. J'ai parfois l'impression que cette vision est bien plus en avance que la nôtre. Ou plutôt était, parce qu'elle n'est toujours pas accessible à tout le monde : il y a de la suringérie qui s'y ajoute mais peu ou pas de sous-ingénérie qui permet à tout le monde d'avoir une documentaiton claire et simple. Pourtant tout se repète quasiment constament. J'en reviens à notre modèle, il n'y a pas vraiment un apprentissage libre, il y a des conventions d'apprentissage.
L'OCDE prend ça plus au sérieux en étant plus systémique. Ils disent clairement qu'il y a une inadéquation structurelle entre système éducatif et besoins du marché du travail. Tous les jobs sont formateurs et donnent de l'expérience. L'OCDE demande une reconnaissance des apprentissages informels et d'arrêter de demander des surqualifications.
Regardons des professions stigmatisées comme les agents d'entretien. Il y a énormément de préjugés. Mais voyez-les comme du personnel résilient, qui fait ses tâches même les plus ingrates. Combien de cadres seraient prêts à se lever le matin et à récurer le sol avant de commencer leur journée ?
Cette division révèle une hiérarchie implicite : plus on s'éloigne des travaux manuels et des tâches "salissantes", plus on s'élève dans l'échelle sociale. Anne-Marie Arborio l'analyse parfaitement dans "Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l'hôpital" - mais moi je l'ai vécu.
De mon côté, j'ai abandonné l'école avant d'y retourner et j'ai appris énormément grâce au monde pro. L'environnement scolaire est défaillant : il enlève l'autonomie, la curiosité, et surtout la cohésion.
On connaît tous des personnages proches de Machiavel, prêts à vous faire manger la poussière pour une augmentation. Ce sont des traits que Anthony Storr identifie dans ses travaux comme propres au capitalisme et à ses mécanismes de compétition. Est-ce que c'est cette mentalité qu'il faut continuer à promouvoir ?
Certains vont me prendre de haut parce que je n'ai pas de PhD ? Pourtant des auteurs disent exactement ce que je vis.
L'entreprise doit être formatrice (et rémunérée pour ça)
Pour moi, l'entreprise doit jouer un rôle formateur et être rémunérée pour ça. Ça donnerait du sens à ces belles phrases "si tu ne fais rien, va travailler".
Ne t'enferme pas dans des formations pour être menuisier parce que tu es "nul à l'école" - c'est faux, là aussi il faut du talent. L'école te dit : réussir ou formation professionnelle "pas intellectuelle". Moi je dis que c'est faux, parce que tout le monde peut apprendre, mais pas de la même manière.
David Eagleman a montré que l'apprentissage par expérience crée des connexions neuronales bien plus solides que l'apprentissage passif. Notre cerveau adore résoudre des problèmes concrets, pas mémoriser des slides déconnectées de la réalité.
L'économie à l'envers
D'un point de vue économique, il serait plus logique que les entreprises reçoivent directement des subsides pour former leurs employés, plutôt que de financer des "centres de formation" guidés par des professionnels déconnectés du terrain.
Actuellement, on forme des étudiants dont la première compétence devient la recherche d'emploi. Ou pire : on forme des chercheurs au lieu de travailleurs opérationnels. Et si cette approche diminuait ce que David Graeber appelle les "bullshit jobs" ?
Il y a un truc plus pervers : il est plus facile pour quelqu'un avec mon profil de créer une activité dans l'économie grise que d'accéder à un CDI dans une entreprise classique. Il faut un diplôme d'ingénieur pour faire du développement web, mais aucun diplôme pour diriger un réseau de distribution de substances psychoactives.
Mariana Mazzucato nous montre que notre façon de définir la "valeur" dans l'économie est biaisée. Une reconnaissance des apprentissages informels pourrait contribuer à une économie plus inclusive.
Kate Raworth avec son "économie du donut" propose un cadre qui respecte à la fois un plancher social et un plafond écologique. Appliqué au travail : créer des systèmes qui garantissent l'épanouissement professionnel tout en réduisant l'impact environnemental.
Concrètement :
- Prioriser le travail hybride qui diminue les déplacements inutiles
- Reconnaître que la crise sanitaire a montré qu'on peut bosser différemment
- Valoriser les compétences d'autonomie de ceux qui ont eu des parcours variés
- Repenser la formation comme un processus continu
Ce qui m'intéresse chez Mazzucato, c'est qu'elle dénonce qu'on soit passé d'un système où le prix était déterminé par la valeur à un système où la valeur est déterminée par le prix. Les travailleurs qui ont fait vivre nos pays pendant le confinement sont les moins payés.
Mon parcours du gardiennage au développement web illustre cette logique : je ne fais pas que coder, je recombine des compétences de secteurs différents pour créer des solutions que n'imagineraient pas des développeurs au parcours purement technique.
L'innovation naît de la recombinaison d'éléments hétérogènes, comme l'avait anticipé Schumpeter. Maîtriser plusieurs "langages" professionnels permet ces connexions créatrices de valeur.
Vous portez un masque au travail ?
Après plus de 10 ans, Sennett pourrait dire que mon parcours illustre la précarité au travail - et il a raison. J'ai jonglé entre différents jobs, repris des études, obtenu des diplômes. Mais j'ai détesté le rapport à l'autorité, que ce soit à l'école ou au travail.
De mon point de vue, la pire chose c'est l'autoritarisme dans l'entreprise. Même en plaçant des règles, ça n'empêche pas les dérives : faux motifs de renvoi, isolement d'employés, harcèlement... Ça ne va pas fidéliser les employés.
Combien de vos collègues portent un masque au travail et deviennent des personnes complètement différentes une fois sortis ?
Goffman analysait ça comme la "mise en scène de la vie quotidienne", où les individus apparaissent comme "des marionnettes" ou "des manipulateurs derrière des masques sociaux". Ça révèle le caractère malsain des environnements autoritaires.
J'ai fait mon choix : je veux travailler avec une vision collaborative. La hiérarchie doit se faire en fonction des besoins, pas des skills. On ne peut pas imposer un leader à une équipe.
Désolé Byung-Chul Han, parce que pour lui je fais de l'auto-exploitation en valorisant l'adaptation individuelle. Mais je vois cette flexibilité comme une résistance aux hiérarchies rigides.
Méta-réflexion : quand je me fais avoir par mes propres critiques
Quelque chose d'intéressant s'est produit pendant l'écriture de ce texte. En discutant de mon approche, j'ai réalisé que j'étais en train de reproduire les mécanismes que je critique : l'auto-limitation basée sur des critères de "légitimité" traditionnels.
Face à la question "est-ce que je devrais créer un service pour valoriser cette approche ?", j'ai d'abord hésité. Comme si je n'avais pas le "droit" de proposer mes perspectives.
C'est fascinant : ces mécanismes de hiérarchisation du savoir sont tellement intériorisés que même quelqu'un qui les analyse peut s'auto-censurer.
L'analogie qui m'est venue : "ne pas chercher à être marchand de poisson mais le marché du poisson". Plutôt que me positionner comme un simple acteur, devenir un point de convergence entre différents mondes.
Cette prise de conscience m'ouvre des possibilités que je n'envisageais pas, précisément parce que je m'étais imposé les mêmes limitations que celles que je critique.
C'est presque méta : je viens de faire sur moi-même le type d'analyse sociologique que j'applique aux structures.
Conclusion : vous voulez continuer à gaspiller les talents ?
En tirant des leçons de l'écologie, on pourrait voir l'organisation du travail comme un écosystème. Les écosystèmes les plus résilients privilégient la diversité et l'interconnexion plutôt que la hiérarchie stricte.
Tous les jobs donnent de l'expérience. Cette richesse forge une approche unique que vous pouvez adapter. Mon parcours non conventionnel m'a donné une vision multidimensionnelle qui intègre les considérations économiques, sociales et écologiques.
L'autonomie et l'adaptabilité sont les véritables moteurs de l'évolution professionnelle dans un monde en mutation.
Au fond, ce n'est pas la vigilance surhumaine qui compte, mais les bons outils au bon moment. Ce n'est pas l'expertise solitaire, mais le réseau et l'entraide. Ce n'est pas le discours parfait, mais l'authenticité dans les échanges.
Kate Raworth le démontre bien : nous avons besoin d'un système qui respecte à la fois les limites planétaires et les besoins humains fondamentaux, y compris l'épanouissement professionnel.
La dévalorisation de certains parcours n'est pas seulement injuste socialement, mais aussi inefficace économiquement et insoutenable écologiquement.
J'invite chacun à réfléchir à sa propre expérience et à valoriser ce qu'il a acquis dans des contextes non académiques. Ces compétences "invisibles" sont souvent les plus précieuses dans un monde qui exige adaptabilité et créativité.
Vous continuez à gaspiller les talents ou on change la donne ?
En savoir plus
Sociologie du travail et des organisations
Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l'hôpital
Anne-Marie Arborio (2012) - Économica, Sociologiques
livreLa Mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1: La Présentation de soi
Erving Goffman (1973) - Minuit
livreLes Cadres : La formation d'un groupe social
Luc Boltanski (1982) - Éditions de Minuit
livreLes cadres et la crise du management
Paul Bouffartigue (2001) - La Découverte
livreDanièle Linhart (2015) - Érès
livreThe Corrosion of Character: The Personal Consequences of Work in the New Capitalism
Richard Sennett (1998) - W. W. Norton & Company
livrePsychologie et neurosciences
Solitude: A Return to the Self
Anthony Storr (1988) - Free Press
livreDavid Eagleman (2015) - Pantheon Books
livreByung-Chul Han (2014) - Circé
livrePédagogie et apprentissage
Experiential Learning: Experience as the Source of Learning and Development
David A. Kolb (1984) - Prentice-Hall
livreRapports institutionnels
Inadéquation des compétences : Les enseignements du PIAAC
OCDE (2018) - OCDE
rapportGetting Skills Right: Skills for Jobs Indicators
OCDE (2017) - OCDE
rapportSources médiatiques
Attention, toutes les écoles supérieures ne délivrent pas un diplôme reconnu
RTBF (02-12-2019) - RTBF
articleExpériences personnelles
Gardiennage (événementiel et industriel), 2010-2017
CESI, CESS, 2014-2017
Livraison, Crew, 2017-2020
Études universitaires en sociologie, anthropologie et e-business, 2017-2020
Responsable pendant la période Covid, 2020-2022
Formation en développement web, 2023-2024